« C’est en s’enracinant dans leur culture, que les peuples accéderont sereinement à la modernité. »
Sauvegarder le patrimoine immatériel des sociétés indigènes, contribuer à renouer le dialogue intergénérationel, donner l’impulsion et les moyens à une jeunesse souvent désœuvrée de prendre en charge sa propre culture et à s’y ancrer : tel est le chemin sur lequel s’est engagé Patrick Kersalé. Réalisme et pragmatisme autour d’une démarche associant traditionalisme et technologie…
Qu’est-ce qu’un patrimoine immatériel ?
Un patrimoine immatériel est constitué des traditions orales non écrites que sont la musique, les chants et la littérature orale (contes, légendes, prières, dits de justices, proverbes, devinettes, énigmes…).
Quand la réalité dépasse le rêve
1991. Voyageur au long cours depuis deux décennies, je cherchais simplement, au début de cette aventure, à voyager différemment, à découvrir l’autre, à entretenir des relations plus profondes avec les êtres rencontrés. Sur ce point, la réalité a dépassé le rêve. Je me suis aujourd’hui lié d’amitié et travaille avec des personnages de légendes, tels un roi africain, des sorciers, des devins et tous ces anonymes, derniers détenteurs de connaissances ancestrales transmises par la seule tradition orale. J’ai la chance d’assister à ce que plus personne ne verra jamais plus car, à chaque seconde qui passe, un “vieux” trépasse, emportant à jamais vers l’au-delà ce qu’il n’a pu transmettre faute d’interlocuteur attentif. Par bonheur, je suis parfois ce messager qui passe ici à temps pour recueillir et sauvegarder une parole. Chacun de ces instants vécus dans les brousses africaines ou les hauts-plateaux de l’Asie du Sud-Est sont emprunts de la même magie, de cette sensation privilégiée d’être utile à quelque chose.
Vous avez dit culture ?
“Culture” ? Mais que signifie ce mot pour tous ces peuples indigènes ayant pour seul objectif à long terme de mettre quelque chose dans leur assiette et dans celle de leurs enfants au prochain repas ? Ce terme et sa notion même sont souvent ignorés de la plupart des sociétés indigènes.
Aujourd’hui, les “petits” peuples, opprimés ou laissés pour compte, considèrent la culture occidentale comme “La Culture”, celle vers laquelle vagabondent leurs rêves. Quand on a le nez dans le guidon, — car rares sont les échappatoires hors des frontières des pays pauvres (manque de moyens matériels, contraintes politiques et administratives, lourdes charges familiales, faible niveau de scolarisation...) — il est humainement difficile de porter un regard philosophique sur sa propre société. Alors que faire ? Rien. Laisser le destin décider comme il le fait depuis la nuit des temps.
Toutefois, lorsqu’un regard occidental vient à se poser sur la culture d’un indigène, celui-ci, tout d’abord, s’intrigue : « Qu’est-ce qui peut bien intéresser un occidental dans notre vie ? » mais l’amène parfois à poser la juste question : « Et si, nous aussi, nous avions une culture ? ». Quelle belle remarque ! L’indigène prend alors conscience que son mode de vie n’appartient pas à une sous culture, qu’il n’est pas inférieur à celui des autres peuples et que, finalement, seules les différences de formes et l’ignorance créent les frontières.
Lorsque la question s’est enfin posée, un grand pas a été franchi. Cependant, de la simple réflexion à la réalisation d’un projet concret qui permettra d’embrasser pleinement la culture face aux dangers qui la menacent, il y a un océan.
Quant à nous, occidentaux, notre position devrait nous permettre de poser un regard éclairé sur les cultures indigènes en voie de disparition et ce, pour plusieurs raisons. D’une part, il existe pour nous, plus de propension à voyager hors de nos propres frontières, ce qui nous permet d’avoir un éclairage comparatif ; d’autre part, notre histoire écrite est censée nous offrir le recul nécessaire à une meilleure analyse des événements et de tirer le juste parti des expériences du passé ; de plus, nous avons l’expérience de notre culture traditionnelle perdue et (parfois) retrouvée.
« C’est en s’enracinant dans leur culture, que les peuples accéderont sereinement à la modernité »
A l’échelle d’un individu, quelle est la vie d’un apatride ne connaissant rien de ses origines familiales et sociales ? N’a-t-il pas tendance à chercher en direction de son passé afin d’être plus en harmonie avec lui-même pour affronter plus sereinement le présent et l’avenir ? Il en est de même pour ces peuples ayant perdu la trace de leur culture ancestrale.
Sous couvert de colonisation, d’évangélisation ou autre exploitation de richesses naturelles, notre civilisation technologique s’est chargée de détruire en quelques décennies ce que ces “petits” peuples avaient bâti au cours des âges. Certaines structures traditionnelles étant désormais à jamais brisées, notre mission de société riche et technologiquement avancée devrait être, au minimum, de leur permettre de sauvegarder leur patrimoine, qu’il soit matériel ou immatériel.
Sauvegarder le patrimoine immatériel pour les générations futures, telle est la mission que je poursuis depuis plusieurs années.
La confiance comme clef de la réussite
Mon activité est tournée simultanément vers la sauvegarde de la musique et de la littérature orale. La tâche est vaste et délicate. Vaste parce que l’urgence est partout. Délicate car notre passé est douloureux : héritage du colonialisme, de l’esclavage, des abus de confiance… Sur mes terrains d’Afrique Noire, je ne suis qu’un Blanc et, même si l’accueil semble cordial, je reste un Blanc. Renouer la confiance est un travail de longue haleine, le principal challenge de cette aventure. Un challenge dans lequel les deux ennemis sont le temps et la mort qui frappe ceux qui savent et n’ont pas le temps matériel de transmettre leur connaissance. Mais avec opiniâtreté, amour, patience, sincérité, humilité et discrétion, je parviens toutefois à sceller cette confiance.
N’être qu’un révélateur
S’agissant de musique, le premier travail consiste à recenser les formes musicales et à élaborer un programme de sauvegarde par le biais de l’enregistrement. Ce premier travail, qui dure parfois plusieurs années, fait généralement l’objet d’une publication qui servira de miroir et de moteur aux indigènes qui devront, tôt ou tard, prendre la relève. Certes, cette première publication n’est pas fondamentale dans l’absolu, mais elle est la preuve tangible d’un travail qui progresse, un point de rendez-vous avec une promesse qui se matérialise. Un travail plus approfondi, voire exhaustif, concernant le recensement et le collectage des répertoires les plus anciens, est confié à un autochtone auquel nous donnons les moyens d’atteindre les objectifs fixés. Celui-ci est choisi en fonction des opportunités, de ses qualités humaines et intellectuelles et de sa disponibilité. En réalité, ce choix s’impose souvent de lui-même, un seul et unique personnage sortant souvent du lot à l’évidence. Même si l’on se sent bien quelque part, avec ceux avec lesquels on se lie d’amitié, on ne doit jamais perdre de vue que ce qui est le plus important, c’est l’autre culture et l’acteur numéro un, l’indigène. On ne doit être qu’un révélateur : la prise en charge finale devant revenir aux membres des sociétés considérées.
Mes terrains
Les terrains de l’urgence existent aujourd’hui partout à travers le monde. Les lieux de la planète qui sont encore préservés de l’avancée tout azimut de la modernité sont rares et, quand ils existent, ce ne sera plus pour très longtemps. Les choix, mes choix, me sont plus imposés par les opportunités que par des décisions d’aller ici ou là. Mes terrains d’élection sont actuellement le Burkina Faso, le Mali et le Viêt-nam qui, les uns et les autres, regorgent de richesses culturelles en voie de disparition. Mon réseau de correspondants s’étoffe d’année en année, prend acte de l’urgence et s’active. Jeunes et vieux collaborent, les premiers pour leur propre avenir, les seconds parce qu’ils prennent aujourd’hui conscience que rien se sera plus jamais comme avant.
Lorsque j’arrive sur un nouveau terrain, ma devise est "dix minutes pour convaincre". Point de discours commercial ni de plaquette en quadrichromie, je n’ai que ma seule sincérité pour persuader et ce, quel que soit l’endroit de la planète. Il n’est pas possible d’adapter son discours pour les rois africains, les indiens d’Amérique ou les chefs de guerres des tribus des antipodes. Un seul atout universel, l’amour de l’autre et de sa culture. L’acceptation du projet par les autochtones est généralement consensuel, sauf dans le cas où il existe une hiérarchie avec un chef puissant qui décide pour la communauté. Rares sont les échecs car, dans le contexte actuel où les cultures indigènes disparaissent comme neiges fondent au soleil, les dix minutes pour convaincre sont généralement suffisantes.
Sur un plan d’éthique, même si je suis l’initiateur de la démarche, je tente de trouver le bon interlocuteur qui saura reprendre l’idée à son compte et trouver sa propre motivation pour, un jour, continuer seul la mission.
Hors-la-loi
Deux types de dangers guettent aujourd’hui les cultures traditionnelles. Le premier est la mondialisation qui a tendance à les uniformiser. Le second, plus radical, est la volonté politique de certains pays de détruire la culture des peuples minoritaires afin de récupérer des territoires recelant des richesses naturelles, ou encore d’uniformiser la culture et la langue afin de mieux canaliser ces populations au comportement imprévisible.
Bien entendu, ces autorités voient d’un très mauvais œil tous les projets de sauvegarde, qu’ils soient initiés par des étrangers ou par les autochtones eux-mêmes. Le travail se fait donc en toute illégalité et est mené avec la plus grande discrétion possible. Des missions religieuses nous donnent parfois asile pour effectuer nos séances d’enregistrement, afin de protéger les musiciens qui ont fort à craindre de la délation et des représailles des autorités. Dans ces pays, cette activité est considérée comme un délit grave passible de lourdes peines. Certes, on peut considérer que l’enjeu n’en vaut pas la chandelle, mais avec un peu d’organisation et de discrétion, nous prenons, les uns et les autres, un minimum de risques.
Sauvegarde ou préservation ?
Sauvegarder n’est pas préserver. La préservation des patrimoines immatériels appartient à un domaine sur lequel nous ne pouvons pas avoir de véritable action, car dépendant essentiellement de la vitesse d’avancement de la machine à broyer les cultures, je veux parler de la mondialisation économique et du large déploiement des technologies de l’information. La survie des patrimoines immatériels est intimement liée à la préservation des rites et des coutumes : naissance, initiation, travail, mariage, obsèques, dernières funérailles, jeux, amour courtois, rituels spirituels... Ainsi, lorsque disparaît une fonction, musiques et littératures orales meurent avec elle, à moins qu’elles ne soient folklorisée et deviennent objet de pure réjouissance ou de commerce.
Sauvegarder, c’est permettre le passage d’un patrimoine vivant ou anémié à celui d’un patrimoine fonctionnellement mort mais existant à l’état de trace pour les générations futures, grâce à tout l’arsenal technologique que sont l’écriture, la bande magnétique, la photographie ou le film.
Porté par le flot de la réussite
Aujourd’hui, de statut de demandeur, je passe en position de demandé. Lorsqu’un projet a abouti dans une ethnie et que la nouvelle parvient aux oreilles communautés voisines, celles-ci viennent frapper à ma porte afin que je m’intéresse à leur culture. De même, celles avec lesquelles un projet a été réussi veulent aller plus loin, réaliser d’autres publications, tourner un film, créer un musée… Cependant les moyens financiers et humains ainsi que le temps manquent. Puissent de bonnes âmes entendre cet appel…
Tradition ou modernité ?
La fierté d’appartenir à une culture reconnue et respectée permet aux peuples indigènes de vivre mieux, là où ils sont, sans chercher à rejoindre les proches contrées de perdition telles les villes mouroirs où frappent chômage, violence, SIDA ou les destinations plus lointaines dans lesquelles s’ajouteront l’arrachement au sol natal et le rejet de l’étranger.
Utopie à grande échelle, réalité à l’échelon local, seul un véritable ancrage dans sa propre culture peut permettre à l’individu d’envisager l’avenir avec confiance. Puissent la musique et la parole des ancêtres y contribuer.
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